Alors qu’un professeur d’université à Milan est contraint de renoncer à son enseignement de littérature portant sur le romancier russe Fiodor Dostoïevski, que la Philharmonie de Strasbourg annonce vouloir retirer les musiques russes de ses programmes, que les chats russes sont bannis des compétitions félines, la culture de l’annulation – cancel culture – semble inexorablement gagner nos sociétés.
D’une manière alarmante, la réaction d’une partie non négligeable des professionnels de la culture – en réponse à la guerre menée par Vladimir Poutine en Ukraine – est celle de l’interdiction de représentation des œuvres culturelles russes. Aussi classiques, fondamentales et riches soient-elles. Cette réponse est paradoxalement malheureuse en ce qu’elle dessert les valeurs de la démocratie dans une République plus que jamais en proie aux émotions brutes. Par déférence à l’histoire de nos sociétés, le déconstructionnisme – cette tendance d’effacer des mémoires collectives une représentation culturelle jugée impropre au regard des mœurs du temps présent – ne doit jamais être l’arme démocratique de lutte contre une idéologie ou un acte belliqueux. L’appel au déboulonnement manifestait déjà ce déconstructionnisme dirigé contre des représentations incomprises. Aujourd’hui, la haine portée à l’encontre de la statue de Colbert est semblable à celle prônée désormais à l’œuvre incontournable de Dostoïevski – coup du sort – Crime et châtiment. L’évolution des sociétés ne peut être la censure. Le combat démocratique doit être, à chaque instant, celui des idées par le raisonnement. Donner à voir ce que l’on souhaite montrer, quitte à réécrire l’histoire et effacer des figures ou des œuvres, est le propre des dictatures.
Il est d’ailleurs légitime d’interroger la suspension, sur le territoire national et dans de nombreux pays européens, des médias RT France et Sputnik, au motif de leur financement russe. Cette décision, alors que la France n’est pas en guerre contre la Russie, paraît constituer un précédent grave en matière de liberté d’expression et de pluralisme de la presse. La démocratie ne sortira probablement pas grandie de l’usage de techniques que, précisément, elle condamne au sein de la Fédération de Russie.
Par ailleurs, la question de l’information et de l’appréhension de la situation plus que critique en Ukraine prend place au cœur de l’appareil éducatif français. Les professeurs, premier de cordée, sont souvent démunis de ressources pour répondre aux légitimes interrogations des élèves.
D’une part, l’exemple des attentats et plus particulièrement des événements de janvier 2015, au même titre que l’assassinat du professeur d’histoire Samuel Paty, le 16 octobre 2020, ont mis en évidence la délicate position des professeurs confrontés aux questionnements des élèves. Face à ces crises, il était question pour chaque professeur – particulièrement les enseignants en sciences humaines et sociales – de proposer une lecture adaptée des événements. Certains ont prôné la discussion directe avec la formulation de réponses aux interrogations, d’autres la proposition de sujets singuliers et circonstanciés, comme la réalisation d’un poème au lycée privé de Saint Joseph à Carpentras en janvier 2015.
D’autre part, les événements en Ukraine mettent en lumière la disparité faisant règle au sein de l’enseignement français. Si les académies de Versailles ou de Lyon ont proposé des supports aux professeurs, il n’en a pas été question pour une grande majorité d’académies. Face aux crises, et parce que le professeur, au sein de l’école de la République, incarne la frontière entre l’élève et la citoyenneté, il est nécessaire de développer des ressources communes émanant du ministère de l’Éducation nationale et des sports, relayées dans chaque académie. En temps de crise, il est question d’offrir des éléments d’information et des pistes de réflexion aux élèves. Le professeur doit être cette force républicaine pour chaque interrogation civique, ce qui doit être encadré par des ressources officielles.
Le Centre d’études républicaines met en lumière l’absence d’une communication uniformisée au sein des académies françaises et dénonce cette tendance déconstructionniste de certains professionnels de la culture. Étudier Tolstoï, Dostoïevski, Tchernychevski ou encore Soloviev au même titre qu’interpréter Tchaïkovski ou Tcherepnine n’est en aucun cas acquiescer les actes d’un dictateur en fin de carrière.
En définitive, il apparaît primordial d’adopter un certain recul intellectuel en matière de représentations culturelles, afin de ne pas sombrer dans la déification du temps présent. L’École de la République doit, en temps de crise, incarner un espace républicain d’échange, d’information, de réflexion pour chaque élève. Sans quoi, elle risque d’être supplantée par les réseaux sociaux et les fausses informations qui en découlent.