L’Académie française s’est rendue coupable d’un rapport acerbe quant à la situation de la langue française, notamment le grand remplacement – le vrai – des mots français par des mots anglais ou structures de phrases anglaises qui, réducteurs dans notre langue, s’imposent pourtant peu à peu.
Cette évolution se trouve largement facilitée par un apprentissage défaillant du français dans des écoles où le nivellement par le bas – engendré par un égalitarisme absurde, très éloigné de l’exigence républicaine que décrivait Jean-Pierre Chevènement – rend leur propre langue étrangère aux élèves.
Dans les années 1990, la défense de la langue française constituait encore un enjeu politique : dans un monde où les États-Unis étaient sans rival et l’optimisme envers la mondialisation de mise, les prémices d’une révolution numérique suscitaient des inquiétudes quant à la pérennité de la langue française et sa place dans le monde face à une langue anglaise au triomphe annoncé.
Une langue n’est pas seulement le moyen de se constituer en tant que sujet – pouvoir dire je -, ou de véhiculer la pensée. La langue fait partie du ciment des nations et le nombre de ses locuteurs est une force politique. Son usage peut être imposé et symboliser la coercition, ou au contraire l’unité et la fierté ; son dynamisme et son évolution sont une lutte pour l’existence et sans doute la plus puissante démonstration de ce qu’a été un peuple à travers l’histoire.
Défendre sa langue et la promouvoir n’est pas entreprise de linguiste ; celui-ci considère d’ailleurs, légitimement du point de vue scientifique, que l’évolution d’une langue, de même que son développement ou sa disparition, n’est ni bonne, ni mauvaise. Chercher à protéger sa langue traduit une ligne politique, nécessairement conservateur quand bien même cette langue s’épanouirait-elle dans un idéal républicain où elle servirait à éveiller les esprits, et à faire de chaque être humain un citoyen capable de décider librement et en conscience.
Ces éléments sonnent aujourd’hui comme des inepties aux oreilles de beaucoup de politiciens, et les débats des années 1990 semblent bien lointains à l’heure où la repentance est devenue un sport national, au point qu’affirmer l’amour de la langue française et la richesse foisonnante de ses possibilités créatrices revient au mieux à manifester un amour désuet, au pire à exprimer plus ou moins volontairement des inclinations fascisantes. Ce qui passe de près ou de loin pour un attachement à la France et à sa culture se voit toujours menacé d’un moralisme bien-pensant étouffant de sottise, imposant au nom du respect de la culture des autres le mépris de la sienne, empêchant d’emblée tout examen lucide, toute réflexion honnête, procédé proprement tyrannique qui a malheureusement le vent en poupe.
À cette dictature du politiquement correct s’ajoute, lien quasi nécessaire, le triomphe d’un néolibéralisme sans vergogne, dont les élites ne demandent qu’à sacrifier la langue française au profit d’un marketing cool qui transforme peu à peu notre langue en un hybride de mauvais français et d’anglais lamentable ; pidgin ? tout juste bon à produire des consommateurs aveugles, et certainement pas des citoyens éclairés.
L’évolution de la langue à laquelle nous assistons n’a rien des changements initiés peu à peu par les locuteurs, où les emprunts à d’autres langues sont tout à fait possibles. Elle tient davantage d’une volonté politique somme toute peu éloignée de ce dont parlait Victor Klemperer, où glissements sémantiques, euphémisations et modifications artificielles viennent accentuer encore un peu plus le malaise linguistique de locuteurs qui ne trouvent plus qu’une langue altérée dans les médias qui les submergent de leur glose, et aucun secours dans une école républicaine qui a capitulé devant le passé simple.
L’École de la République gagnerait à permettre à ses enfants de s’approprier leur langue, pour les laisser en faire ce qu’ils voudront et ainsi la faire vivre, car de même que Picasso maîtrisait remarquablement l’art académique, on ne transcende réellement les règles de grammaire que quand on les connaît. Cela implique une volonté politique dont ne dispose malheureusement pas la « start up nation », et nos descendants pourraient bien un jour nous reprocher d’avoir renoncé à une part essentielle de notre culture.